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DES TAS ET DES TROUS

Tu ouvres la grosse malle de ferraille, chaque jour. Tu prends les outils. Tu t’y mets. Les mains pleines de cloques, tu remues, tu pousses, tu mets les mains dans la terre. Tu en as partout jusqu’à sous les ongles et même un peu dans le cul. Tu fais des petits tas à gauche, à droite. Tu fais des petits tas devant, derrière. Tu pelles, pioches, marteau. Tu as de la poussière plein la gorge et dans ton nez, ça se mélange avec ta morve et ça forme une pâte noirâtre alors tu te mouches comme une trompette. Tu continues, tu tapes dans cette argile massive, tu frappes et tu t’essouffles, tu cognes dedans jusqu’à ce que tes membres semblent ne plus t’appartenir. Tout ça pour faire du sable, pour pouvoir le déplacer en petit tas, à gauche, à droite. Devant, derrière.

Il y a du soleil alors tu transpires et la terre se colle à toi dans une pellicule de boue. Une seconde peau. Tu essaies de voir un peu plus clair alors avec le revers de ta manche absente, tu t’essuies la bouche et les yeux mais comme ton bras est tout autant boueux que ta face, tu prends ton t-shirt et, comme la bavette que tu avais quand tes membres étaient tout mous, comme quand voir l’eau de la rivière couler suffisait à mouiller tes yeux d’émerveillement, comme quand tu ne connaissais pas le goût des choses alors tu les prenais dans ta main et tu les mettais entières dans ta bouche – une pomme, un oignon, un caillou ! – tu  prends ton t-shirt vers le col et tu t’essuies le visage avec, comme on s’essuie la bouche pleine de sauce tomate avec une serviette.

Tu t’arrêtes. Tu vois un peu mieux maintenant. Il y a des petits tas éparpillés partout. Derrière les buissons, sur le béton, sous le perron, sur le toit, dans la mer, sous ta chaussette, sur le cheval, dans le ciel. Il y a ceux que tu as fait hier, ceux que tu as fait l’autre jour quand tu étais cuit comme un soleil d’alcool. Ce tas-là il est moins haut mais un peu plus ambitieux, à sa manière. Il s’étale, il s’éparpille comme s’il voulait dire quelque chose, un peu comme si une cathédrale s’était effondrée pour diluer sa magie. Il y a celui que tu as fait il y a dix ans. Tu étais monté si haut ; tu t’es pris la volée du siècle. On voit la partie du bloc qui s’est effondrée quand tu trônais fièrement dessus avec ton torse tout gonflé d’orgueil. Relique, sphinx cassé. Il y a aussi des tas bien fait, des tas qui ne font pas d’histoire, à des hauteurs inintéressantes, polis et précis, sans dégâts ni cicatrices, on dirait que tu les as finis à la truelle ces tas qui se taisent, bien consciencieusement, on dirait la fiche d’impôt d’un comptable. Il y a ceux que tu as fait en dansant frénétiquement. Tu donnais des coups dans cet océan de matière, tu prenais des poignées dans tes mainss et tu les lançais tu ne sais pas trop où. Ceux-là, ils ressemblent à des dessins, ils forment un petit quartier de joie et d’innocent chaos dans cette grande ville de poussière brune.

Il y a aussi ce moment où tu t’es mis à creuser des trous et à t’enfermer dedans. Tu les vois, pas si loin, ils sont regroupés, tous au même endroit. Tu regardes la clairière perforée comme s’il avait plu des météorites ou peut-être des obus, comme si des taupes géantes s’étaient soudain mises à sortir des entrailles du sol. Tu te déplaces dans ce champ de mines, voltigeant entres ces cratères. Il y’en a tellement que parfois il ne reste qu’une mince crête de terre, tu as tellement creusé que tout le sol a failli s’effondrer. Toutes ces caves te donnent un peu de vertige. Tu chancelles mais tu tiens bon, si tu tombes ils deviendraient ta fosse, ça tu en es sûr. Pourrais-tu sortir aujourd’hui des trous d’autrefois ? Comme un funambule, tu te balades au bord des falaises de ton passé. Tu sais que pour chaque miette de terre enlevée tu as versé quelques décis de larmes. Tu te revois à genou au fond de ces petites grottes, les doigts qui raclaient le sol sans raison comme des vers agités. Malaise. Sans savoir pourquoi tu passais des heures au fond, coincé, séquestré comme un lapin qu’on engraisse dans un clapier. Qui t’enfermait ? Tu ne sais pas, mais tu étais en prison. Comment tu remontais ? Tu ne sais pas, mais pour chacun de ces putains de trous, tu es remonté.

Tu vois ces débris de toi qui s’étalent. Et puis à ta surprise, tu vois qu’un de ces trous n’est pas fermé, il y a comme un chemin, qui mène peut-être quelque part. Tu dois presque ramper pour suivre ce petit tunnel que tu as creusé, et puis tu arrives dans une grande pièce qui déborde de choses. Des tables, chaises, des oiseaux, des miroirs, des bateaux, un nénuphar et quelques bananes mais aussi de la foudre, des lèvres, des orchidées, de la pluie et de la musique. Tu les as sûrement sculptés une autre fois. Et tu dis mais bordel comment j’ai fait tout ça, ça a de la gueule quand même, moi qui pensais ne faire que des terriers tous pourris !

Mais tu as perdu déjà bien assez de temps. Il faut ressortir. Il faut s’y remettre. Tous les jours, il faut courir, creuser, gagner, piocher, perdre, s’essouffler.  Alors tu ressors, tu t’y remets. Tu emmanches la pioche de tes mains gercées. En courbant ton échine moulue de mouvements amples et puissants, tu reprends. Tu frappes dans cette terre inépuisable, tu pelles, pioches, marteau au moins jusqu’à demain.